Carnets de notes - Un monde de paysans

II. Communautés et villages

Le village de Signy bâti sur la côte bajocienne ou côte de Moselle Nord. (Signy-Montlibert ; Ardennes)

Livre : Un monde de paysans. La basse vallée du Ton entre Vire et Chiers : Description d’un paysage et d’une société rurale.
Remarque : Les superficies sont exprimées en mètre carré ou centiare.

Les villages et un hameau

Le village « est une habitation paysanne, qui n’est point fermée de murs et qui a d’ordinaire une paroisse. [i] » (Dictionnaire de Furetière)

« Le village est une immense cour de ferme. [ii] »

Village Nombre de parcelles cadastrales % Superficie (m²) %
Saint-Mard 2.174 15,67 % 13.787.059 31,56 %
Vieux-Virton 944 6,80 % 2.639.888 6,04 %
Dampicourt 1.634 11,78 % 4.607.145 10,55 %
Couvreux 1.775 12,79 % 3.184.468 7,29 %
Montquintin 1.359 9,79 % 2.965.744 6,79 %
Harnoncourt 1.031 7,43 % 3.835.917 8,78 %
Lamorteau 2.327 16,77 % 5.643.065 12,92 %
Rouvroy 583 4,20 % 1.266.863 2,90 %
Torgny 2.048 14,76 % 5.749.424 13,16 %
Total général 13.875 100,00 % 43.679.573 100,00 %

L’identité traditionnelle des villages gaumais est celle de la carte de Ferraris [iii] (Carte de Cabinet des Pays-Bas autrichiens dressée de 1770 à 1778). La structure des villages remonte très certainement au 13e siècle néanmoins les plus anciennes fermes et maisons conservées datent du 18e siècle.

Le 18e siècle est un siècle de paix en Gaume jusque dans les années 1790. Les villages se sont repeuplés et l’habitat s’est densifié comblant les interstices du maillage bâti. L’organisation des fermes en îlot de maisons jointives alignées le long de la rue s’est mise en place. Dans le territoire rural, quelques bourgs plus importants, peuplés de 300 à 700 habitants, se sont développés : Virton, Florenville, Étalle, Habay et Saint-Léger.

L’implantation des villages est liée à la satisfaction de besoins vitaux dont le principal est l’accès à l’eau. Il est construit sur une nappe phréatique, ou proche de sources ou d’une rivière. À proximité, il doit y avoir des pâturages et du bois exploitables.

« En Lorraine, l’habitat s’est concentré pour laisser dégager au maximum autour de lui, la campagne ouverte ou en openfield, nécessaire à la subsistance. [iv]»

La majorité des villages gaumais sont construit en fond de vallée hors des zones inondables ou sur le versant d’une vallée, à la mi-hauteur. Quelques-uns sont construits au pied d’une des trois cuestas. Un seul — Montquintin — est bâti au sommet d’une colline, une butte-témoin en avant de la côte bajocienne. Florenville est bâti sur le plateau en bordure du sommet de la côte.

L’habitat est groupé, compact, aggloméré, resserré au milieu des terres agricoles et des champs dans un paysage ouvert. Le village type Lorrain a une ou deux longues rues principales recoupées par quelques rues ou ruelles transversales. S’ils ne sont pas linéaires, ils sont nucléaires (village tas) parfois construit autour d’un château. Les villages de la vallée de la Semois font exception, ils ont une structure plus ramifiée.

Le souci du bon fonctionnement des exploitations agricoles semble être la règle d’organisation des villages. Les fermes et maisons sont regroupées en îlots de quatre à cinq bâtisses mitoyennes, largement en retrait de la rue.Les façades sont parallèles à l’axe de la rue et toutes les ouvertures des demeures donnent sur elle. L’espace public entre la voirie et le bâti, appelé usoir ou « d’vant d’huche [1]» en patois, fonctionne comme une cour de ferme. Le paysan y entrepose son bois, son fumier dont le purin s’écoule, y gare ses voitures et ustensiles agricoles.

La hauteur des constructions est régulière. À l’arrière des fermes, le propriétaire cultive un jardin potager en lanière — parcelle longue et étroite — auquel il accède par sa maison. Sauf exception, il n’y a pas de chemin d’accès.

En périphérie du village, du plus proche au plus lointain, nous trouvons des jardins potagers clos par des murs de pierres sèches, des vergers, ensuite les pâtures, les terres cultivables et les bois. Le bétail est abrité dans le village.

Les espaces communs des villages, rues et usoirs, sont le théâtre d’une intense activité. On y rassemble les troupeaux à l’aller et au retour des pacages. Les volailles divaguent. Les chariots, les attelages s’en vont et reviennent. Les villageois vivent en dehors des habitations dès que le temps le permet. En dehors de l’église, ils se rencontrent régulièrement au four, à la fontaine, au lavoir dit « chambre des députés », à l’abreuvoir et en dehors du village le moulin. Ils y échangent des potins. Ils y soudent les liens de communauté.

Au 19e siècle, il y a une volonté de maintenir les villages dans leur limite traditionnelle. Dans un premier, une ordonnance en 1826 avait interdit de construire des maisons isolées à plus 1 000 m. Par la suite, en 1847, la limite avait été réduite à 500 m. [v]

Longtemps, les chemins unissant les villages ont été de piètre qualité. Au 19e siècle, le réseau routier se développe (1830-1860). À la fin du siècle, le chemin de fer désenclave le Pays Gaumais.

La communauté villageoise

Dans le Pays gaumais, toutes les villes et villages ont été affranchi à la « charte-loi de Beaumont en Argonne de 1182 ». Au 18e siècle, progressivement les communautés perdront leurs libertés et droits. Par une ordonnance du 3 mai 1755, l’impératrice Marie-Thérèse abroge l’élection directe des magistrats communaux [vi].

La communauté a une personnalité juridique (organisations de droit public au 13e siècle), une indépendance administrative et judiciaire. « La communauté est un “corps” reconnu comme tel par le droit coutumier […] avec son statut, ses droits, ses privilèges… [vii]» La justice locale est composée de jurés membres de la communauté (magistrats), présidée par un maire désigné chaque année.

La communauté au sens commun du terme est un regroupement de personnes (hommes et femmes) en un espace limité (un terroir) pour y travailler ensemble à la mise en valeur de celui-ci. Cela implique des obligations sociales librement consenties : obéir ensemble, payer ensemble l’impôt, prier ensemble… « La communauté veille au respect des droits et des contraintes coutumiers. [viii]» La vie des habitants y était « coulée dans un moule uniforme. [ix]» Le travail était soumis à des règles strictes. C’était un environnement peu propice aux progrès économiques à cause des servitudes agricoles et des usages collectifs.

La cohésion du groupe était assurée par le respect des règles et de servitudes comme l’assolement obligatoire des terres labourables et la jachère, la vaine pâture, l’utilisation des terres indivises communes servant à l’entretien du bétail.

L’assolement obligatoire était la servitude qui grevait le plus le droit de propriété des paysans. Elle avait sa raison d’être. Elle évitait l’épuisement des terres par la rotation des cultures. L’organisation du finage en trois saisons ou soles avec obligation d’y pratiquer la même culture dans chaque sole permettait de regrouper tous les travailleurs du village dans le même quartier du terroir à certaines périodes de l’année. Les labours et les récoltes se faisaient à la même époque. Cela permettait la culture des terres enclavées.

Le corollaire de l’assolement est la vaine pâture qui elle aussi était une limitation du droit de propriété. Après les récoltes, pour un temps déterminé, la terre est soumise à l’usage de la communauté tout entière. Les habitants avaient le droit d’y faire paître leurs bêtes.

« Les membres de la communauté, les bourgeois, jouissaient d’un statut de personne privilégié, pouvant seuls être propriétaires, échappant en principe à l’arbitraire […] bénéficiaient d’avantages matériels d’importance telle l’usage de la forêt.[x] »

Les seigneurs, qui ont accordé ces affranchissements, ne l’ont pas fait par altruisme. Ils en ont tiré un avantage. Les communautés ont valorisé et entretenu le territoire de leur seigneurie. Les villages ne se sont pas dépeuplés.

Une société autarcique et solidaire dominée par les laboureurs

Jusqu’au 19e siècle, les villages vivent dans une quasi-autarcie, unepetite économie de troc semi-fermée qui se suffisait à elle-même. Les cultivateurs prélevaient les semences sur les récoltes précédentes, ils amendaient faiblement leurs terres avec les fumiers et le purin des animaux de leurs fermes. Les artisans, « menuisier, forgeron, sabotier, tonnelier, vannier, boisselier [vendaient] leur savoir-faire et leurs fabrications essentiellement aux villageois. [xi]» Ils prélevaient les bois nécessaires à la construction ou la fabrication d’outils, d’ustensiles de ménage et de meubles dans les bois et forêts du finage. Les quelques échanges extérieurs se faisaient dans les marchés des villes voisines et les foires saisonnières comme celle de l’ermitage Saint-Walfroy au-dessus de Margut, qui étaient de « grandes réunions inter- tribales de deux ou trois jours, qui se tenaient, et quelquefois se [tenaient] encore, dans des lieux consacrés, mais inhabités, aux limites de deux ou de plusieurs terroirs. [xii]»

Les expertises des communes nous ouvrent une fenêtre sur les échanges commerciaux au début des années 1820. Les villageois de Dampicourt et Harnoncourt fréquentent « le marché hebdomadaire de Virton pour la vente de l’excédent des denrées sur la consommation » « mais le débit de grain y étant peu considérable, il n’est fréquenté que par les habitants qui n’ont qu’une petite quantité à vendre. » Les grands cultivateurs écoulent directement leur production à des marchands qui se rendent dans les fermes et leur offrent en général à des prix plus élevés que ceux du marché.

Une partie de la production en céréale de Dampicourt est conduite à Bouillon pour l’approvisionnement de la garnison.

L’élevage des bestiaux « est paralysé par les entraves des douanes belges et françaises » et « par suite de droit exorbitant imposés à l’entrée sur ce bétail. » Les Dampicourtois ne peuvent plus vendre leurs porcs en France. « Le peu de bêtes à laine nourries dans la commune est acheté au-dehors, graisser et revendu aux bouchers. » Les chevaux sont élevés tant pour les besoins de l’agriculture que pour le commerce.

La société villageoise est marquée de forte solidarité. Chaque personne s’inscrivait premièrement dans un réseau de parenté construit autour de trois pôles (le couple, le lignage, la parentèle), réseau complexe qui s’étendait bien au-delà du noyau familial. À l’échelon de la communauté, il existait des réseaux de clientèle où s’entrecroisaient les intérêts des uns et des autres.

« La solidarité de la communauté de village ressemblait, écrit Mr Sanderson, à celle une corporation économique où chaque foyer aurait été actionnaire.[xiii]»

Si les laboureurs entretenaient des liens avec tous les groupes sociaux du village, les « laboureurs et manouvriers [constituaient] les deux pôles autour desquels [venaient] se cristalliser les antagonismes. [xiv]» Cette opposition était plus complexe et nuancée qu’on ne pourrait le penser. Les deux groupes entretenaient des relations de collaborations mutuelles, des relations d’interdépendance (échange de services réciproques).

Les premiers fournissaient du travail et des services aux journaliers, manouvriers, car ils avaient besoin d’un « volant de main-d’œuvre [xv]», d’une équipe sur laquelle ils pouvaient compter pour la fenaison, la moisson, le battage du grain… La disponibilité de la main-d’œuvre était essentielle lors que le temps menaçait la récolte. C’était une nécessité pour assurer le bon fonctionnement de leur exploitation. Les ouvriers saisonniers étaient payés en nature ou en service.

Les plus gros cultivateurs labouraient les terres des petits cultivateurs et manouvriers qui n’avaient pas de charrue moyennant contre-service. Les petits propriétaires les payaient en journée de travail. Ils louaient leurs bras pour acquitter leur dette et pour pouvoir subsister.

Entre eux, les exploitants agricoles s’échangeaient des services : journée de labours contre journée de moissons.

Les laboureurs pouvaient être amenés à avancer aux manouvriers-journaliers des semences au printemps, des céréales au moment de la soudure en cas de nécessité. Par cette action, le laboureur sauvait le manouvrier de la misère qui le remboursait en journées de travail. Si le manouvrier manquait de fourrage pendant l’hiver, il pouvait placer sa vache en usufruit chez un laboureur.

Le laboureur pour le manouvrier était un employeur, un prestataire de service et un créancier.

Il ne faut pas voir ce mode de fonctionnement comme une société idéale. Il y a un revers à la médaille : solides rancunes familiales, conflits d’intérêts et parfois violence.

La communauté était profondément inégalitaire. « Le monde rural [restait] affecté d’une lutte à trois dimensions : lutte contre une nature ingrate et souvent hostile ; lutte contre l’autorité extérieure, qu’elle vienne du seigneur ou du bourgeois ; lutte interne enfin qui oppose entre elles des catégories sociales inégalement favorisées par le sort. [xvi]»

Les inégalités reposaient sur le patrimoine, le pouvoir et le savoir. Le pouvoir était principalement détenu par les plus riches. Dans leurs relations avec l’extérieur du village, les lettrés étaient avantagés. Ils pouvaient traiter sans intermédiaires avec les notaires et se défendre en justice. Cependant, certains échevins ne savaient pas signer (ce qui ne veut pas dire qu’il ne savait pas lire). Certains juges de la communauté rédigeaient un Français très approximatif.

La stratification sociale était maintenue par les unions homogame. « L’individu compte peu : un mariage scelle en fait l’alliance de deux familles, de deux fortunes, et débouche sur une concentration des richesses. [xvii]» La norme sociale en Gaume imposait qu’une « fille de paysan épouse un fils de paysan, très rarement les jeunes se [mariaient] hors de leur rang, au moins jusqu’aux années 1900. [xviii]»

Dans la seconde moitié du 19e siècle et la première partie du 20e siècle, cette organisation sociale fondée sur l’inégalité disparaîtra. Les pâturages communaux seront supprimés. L’obligation d’assolement disparaîtra. Les pratiques archaïques seront abandonnées. Les plus humbles — journaliers, manouvriers, petits cultivateurs — ne s’adapteront pas aux nouvelles techniques agricoles. Ils changeront de métiers, travailleront dans les usines sidérurgiques du bassin d’Athus-Longwy, ou émigreront. Une nouvelle classe sociale apparaîtra : les ouvriers qui restent petits paysans le week-end.

Après la seconde mondiale, les derniers paysans nés au 19e siècle comme mon arrière-grand-père s’éteindront. Le nombre d’exploitations chutera drastiquement. La mécanisation transformera les pratiques agricoles. Mais, cela est une autre histoire.

Groupes professionnels et métiers

Deux sources archivistiques nous permettent de manière concrète de restituer la structure professionnelle des communautés aux 18 et 19e siècle. Dans le dictionnaire des communes Luxembourgeoises, Émile Tandel a publié la répartition des habitants par profession vers 1767 (recensement du Luxembourg) [xix]. Les bulletins des propriétés documentent la première moitié du 19e siècle. Pour isoler les habitants de l’ensemble des propriétaires, j’ai appliqué une règle simple, être propriétaire d’une habitation dans le village. Cela est d’autant plus pertinent qu’il est bien stipulé dans les expertises des communes qu’il n’a aucune maison louée ou affermée.

Deux groupes professionnels dominent : les paysans qui regroupent les gens travaillant la terre (laboureur, cultivateur et journalier) ; et les artisans fabriquant de leurs mains « quelques choses ». D’autorité j’y ai inclus les charbonniers qui fabriquent le charbon de bois, mais en ai exclu les bûcherons, tâcherons qui coupent les bois.

L’item « autres » en 1767 concerne essentiellement des personnes qui n’appartiennent pas aux tiers états, en quelque sorte hors du sujet de l’étude : 10 membres du clergé séculier, 9 personnes du 2e ordre, 8 personnes du 3e ordre, 2 ermites, 2 nobles vivant de leurs revenus, 2 personnes hors d’état de gagner sa vie, et 2 roturiers vivant de ses revenus.

La composition des divers groupes en 1822-1844 sera expliquée ultérieurement, mais ne rentre pas en ligne de compte à ce stade de présent exposé.

Sans les artisans, les paysans ne sont rien. Les artisans entretiennent et fabriquent l’outil de travail des paysans. La mécanisation de la seconde moitié du 20e siècle videra les villages de leurs artisans.

En 1767, dans la basse vallée du Ton, il y a 2,7 laboureurs pour 1 artisan ; en 1822-1844, il y a 1,96 paysan pour 1 artisan. Il existe des disparités importantes entre les villages.

Ratio 1767 Ratio 1822-1844
Couvreux 15,00 2,80
Dampicourt 3,23 2,50
Harnoncourt 3,82 1,57
Lamorteau 2,56 1,61
Montquintin 6,00 13,00
Rouvroy 2,33 1,67
Saint-Mard 2,33 1,68
Torgny 1,73 2,39
Vieux-Virton 1,69 1,50

En 1767, il y a 15 laboureurs à Couvreux pour un artisan et 6 à Montquintin. À l’opposé, à Torgny et Saint-Mard, il y a 1,7 laboureur pour un artisan.

En 1822-1844, la seule anomalie est Montquintin, petit village sur un sommet, où il y a 13 paysans pour un artisan.

Ils exercent 24 métiers différents au 18e siècle et 23 au 19e siècle.

1767 1822-1844
24 professions Nombre Nbr de village où ils exercent 23 professions Nombre Nbr de village où ils exercent
Maréchal-ferrant 19 8 Maçon 30 6
Tisserand 14 5 Tisserand 20 5
Tailleur (de pierre) 13 6 Maréchal-ferrant 14 7
Cordonnier 12 7 Charbonnier 11 3
Maçons 12 4 Charron 11 5
Charron 9 4 Vannier 10 2
Menuisiers 8 2 Cordonnier 9 4
Vanniers 7 1 Menuisier 9 4
Charpentier 5 3 Tailleur (de pierre) 8 3
Serruriers 5 2 Charpentier 7 3
Tonnelier 5 4 Tonnelier 5 3
Fileur de laine 4 3 Meunier 3 2
Meunier 2 2 Bourrelier 2 2
Faiseur de formes 2 2 Cordier 2 1
Chamoiseur 1
Chamoiseur 1
Cloutier 1
Cloutier 1
Cordier 1
Couturière 1
Fabricant en gros 1
Couvreur 1
Faiseur de formes 1
Fondeur en fer 1
Matelassier 1
Sabotier 1
Plafonneur (plâtrier) 1
Sellier 1
Platineur 1
Tailleur d’habits 1
Teinturier 1
Tourneur 1
Tourneur 1



Il n’y a pas de forgeron. À Dampicourt, une personne est qualifiée comme tel, mais elle n’est propriétaire que de deux prés.

Les professions les plus pratiquées se divisent en trois ensembles :

1.Les auxiliaires des agriculteurs (les maréchaux-ferrants, charrons, vanniers dans une moindre mesure).

2.Ceux qui habillent les villageois, produisent des linges divers (les tisserands, cordonniers, fileurs de laine).

3.Les constructeurs (les tailleurs de pierre, maçons, menuisiers, charpentiers…)

Tant au 18e qu’au 19e, il y a au moins un maréchal-ferrant dans chaque village sauf en 1767 à Vieux-Virton, écart contigu de Saint-Mard. En 1844, il n’y en a plus aucun à Harnoncourt. De métier le plus pratiqué au 18e siècle (19 maréchaux), il glisse à la troisième place au 19e siècle supplanté par les maçons.

Au 18e siècle, environ un village sur deux est doté d’un atelier de charron. Au 19e, cinq villages en sont dotés. L’activité occupe 9 personnes en 1767 et 11 personnes de 1822-1844.

Les vanniers sont représentés, mais c’est lié au développement d’une industrie à Saint-Mard. Les charbonniers bien qu’ils existent en 1767 n’apparaissent pas dans les dénombrements. Au 19e siècle, onze propriétaires exercent cette profession. Une petite anomalie porte sur les meuniers au 19e siècle. Il y en a trois pour quatre moulins à farine.

Qui est propriétaire du territoire étudié ?

18e siècle

Qualité 1767 Superficie (m²) %
Non connue 16.532.467 43,83 %
Communauté 9.832.461 26,07 %
Noble 6.938.765 18,40 %
Clergé 2.776.682 7,36 %
Bourgeois 1.054.312 2,80 %
Pauvres 483 189 1,28 %
Bourse 102 721 0,27 %
Total général 37.720.599 100,00 %
Qualité non connue 43,83 %
Communauté et bourgeois 28,86 %
Noblesse et clergé 25,76 %
Divers 1,55 %

100,00 %

Sans dénigrer leurs intérêts, les tabelles récapitulation des années 1760 se sont révéler décevante à analyser. La qualité ou profession de presque 44 % des propriétaires n’est pas connue. Un long travail de recoupement avec le recensement de la population (Décanat de Longuyon) devrait être mené pour pouvoir les interpréter.

Nous pouvons tout de même en tirer quelques informations. La noblesse est propriétaire de 18,40 % du territoire et le clergé de 7,36 %. Par clergé, nous entendons au sens large du terme les hommes d’église, monastère, abbaye, fabriques…

Les communautés d’habitants et les bourgeois possèdent plus de biens que les deux groupes précités.

19e siècle

Profession / Statut — 1822-1844 Superficie (m²) %
Paysans (Cultivateurs et journaliers) 12.707.383 29,09 %
Personnes physiques sans profession 10.884.372 24,92 %
Institutions 10.675.289 24,44 %
Propriétaires non connus 4.646.565 10,64 %
Artisans 2.744.906 6,28 %
Autres professions 808.266 1,85 %
Métiers d’autorité 495.319 1,13 %
Aubergistes — cabaretiers 449.253 1,03 %
Commerçants 268.220 0,61 %
Total général 43.679.573 100,00 %

Les bulletins des propriétés des années 1822 et 1844 sont bien plus riches en données socio-économiques. Le statut de neuf dixièmes des propriétaires est connu. Les dix pour cent restants correspondent à des parcelles barrées dans les déclarations qui n’ont pas fait l’objet d’une inscription dans un autre bulletin ou l’objet d’une remarque. Ce désagrément est lié à la fonction préparatoire des dits bulletins. Ce ne sont que des documents de travail, des brouillons d’une matrice cadastrale.

Le regroupement des propriétaires par statut ou profession nous donne une répartition logique, conforme à une société rurale. Avec presque trente pour cent, les paysans — cultivateurs, manœuvres, manouvriers et journaliers — sont les premiers détenteurs du territoire talonné de peu par les personnes physiques sans profession rassemblant en un ensemble des veuves, des héritiers, des rentiers et des propriétaires. Il n’y a aucun doute, une vérification des professions des défunts permettrait de requalifier leurs veuves et héritiers en paysan.

Profession / Statut — 1822-1844 Superficie (m²) %
Sans profession connue 5.944.730 54,62 %
Rentier 4.605.385 42,31 %
Propriétaire 334.257 3,07 %
Total général 10.884.372 100,00 %

La dénomination « institutions » ou personnes morales regroupe les patrimoines propres des communes, des bureaux de bienfaisance… qui représentent le troisième groupe de propriétaires.

Les artisans occupent une cinquième place importante que possède 6,28 % du territoire, ce qui n’est pas négligeable et démontre leur importance tant sociale qu’économique.

Les quatre dernières catégories, qui détiennent 4,63 % des biens immobiliers, sont un ensemble hétérogène des personnes exerçant des activités très variées.

Lieux de résidence des propriétaires

Propriétaire 1822-1844 Nombre de parcelles cadastrales % Superficie (m²) %
Propriétaire résident 9.793 72,94 % 28.137.246 72,09 %

3.634 27,06 % 10.895.762 27,91 %
Total général 13.427 100,00 % 39.033.008 100,00 %

Le lieu de résidence des propriétaires est primordial. 72 % des surfaces appartiennent aux villageois du territoire étudié. Les habitants sont les maîtres chez eux. Les tabelles de 1767 sont bien plus difficiles à exploiter, plusieurs lieux de résidences peuvent être indiqués pour un même propriétaire. Au minimum, nous pouvons dire que les habitants possèdent au moins la moitié des superficies.

Résidence 1767 Superficie (m²) %
Territoire 19.133.840 50,73 %

18.586.759 49,27 %
Total général 37.720.599 100,00 %

Par pays

Pays Nombre de parcelles cadastrales % Superficie (m²) %
Belgique 2.356 64,83 % 6.608.221 60,65 %
Autriche 271 7,46 % 1.557.970 14,30 %
France 629 17,31 % 1.365.037 12,53 %
Autres résidences 297 8,17 % 1.104.312 10,14 %
Grand-Duché de Luxembourg 81 2,23 % 260.222 2,39 %
Total général 3.634 100,00 % 10.895.762 100,00 %

L’analyse de l’origine géographique des propriétaires non résidents produit un résultat à la fois logique et étonnant. Les biens immobiliers sont détenus majoritairement par des personnes qui habitent en Belgique et plus exactement essentiellement en province de Luxembourg comme indiqué dans le tableau ci-dessous. 1,9 % des propriétaires habitent en province de Liège ou de Namur.

L’Autriche se hisse à la seconde place. Par suite de la Révolution française, la famille des comtes de Harnoncourt s’est établie à Vienne. En 1844, le comte Louis Hubert de Lafontaine est propriétaire de nombreux biens à Harnoncourt. Il est l’ancêtre du chef d’orchestre Johann Nikolaus Graf von La Fontaine und Harnoncourt-Unverzagt (1929-2016).

La surprise est la faible importance, la troisième place est celle des propriétaires français, pays frontaliers au territoire étudié. La majorité d’entre eux sont domiciliés dans le département voisin de la Meuse. Les autres dans les Ardennes, en Meurthe-et-Moselle, en Moselle et à Paris.

Pour terminer, quelques possesseurs résident au Grand-duché de Luxembourg (2,39 %).

Par départements ou provinces

Départements — Provinces Nombre de parcelles cadastrales % Superficie (m²) %
Province de Luxembourg 2.287 62,93 % 6.401.016 58,75 %
Capitale (Paris et Vienne) 274 7,54 % 1.567.840 14,39 %
Autres résidences 297 8,17 % 1.104.312 10,14 %
Meuse 344 9,47 % 675.371 6,20 %
Ardennes ou M&M 63 1,73 % 265.228 2,43 %
Grand-Duché de Luxembourg 81 2,23 % 260.222 2,39 %
Ardennes 110 3,03 % 211.788 1,94 %
Meurthe-et-Moselle 108 2,97 % 201.780 1,85 %
Province de Liège 59 1,62 % 190.345 1,75 %
Province de Namur 10 0,28 % 16 860 0,15 %
Moselle 1 0,03 % 1.000 0,01 %
Total général 3.634 100,00 % 10.895.762 100,00 %

Communes limitrophes

Départements — Provinces Nombre de parcelles cadastrales % Superficie (m²) %
Communes limitrophes 430 11,83 % 828.423 7,60 %

3.204 88,17 % 10.067.339 92,40 %
Total général 3.634 100,00 % 10.895.762 100,00 %

Si mes ancêtres cultivateurs à Dampicourt ont la majorité de leurs biens en son finage, ils en possèdent aussi à Montquintin et Villers-la-Loue. Dans les données, j’ai isolé les propriétaires non résidents habitant une commune limitrophe. Le résultat est surprenant, ils ne détiennent que 430 parcelles cadastrales sur 3 634 ou 7,6 % des superficies possédées par les non-résidents, c’est-à-dire 2,12 % du finage. Le domaine du cultivateur professionnel ou à titre accessoire est situé dans le territoire de la commune qu’il habite.

Inégalité sociale : Répartition des exploitations (domaines) appartenant aux personnes physiques

Exploitation / domaine Nombre % Superficie (m²) %
Moins de 1 ha 595 61,85 % 1.913.621 6,76 %
De 1 à 2 ha 120 12,47 % 1.688.573 5,97 %
De 2 à 5 h 118 12,27 % 3.637.296 12,86 %
De 5 à 10 h 49 5,09 % 3.825.389 13,52 %
De 10 h à 20 ha 51 5,30 % 6.558.131 23,18 %
Plus de 20 ha 29 3,01 % 10.665.359 37,70 %
Total général 962 100,00 % 28.288.369 100,00 %

Exploitation / domaine % (nombre) % (Superficie)
Moins de 10 ha 91,68 % 39,11 %
de 10 à plus de 20 ha 8,32 % 60,89 %

L’étendue des domaines fonciers permet en partie de mettre en valeur les inégalités sociales. Si elle détermine le niveau d’aisance des paysans, elle est moins révélatrice pour les artisans et autres professions qui le cas échéant pratiquent en sus une agriculture vivrière.

Environ 91 % et demi des propriétaires détiennent un peu plus de 39 % du territoire. Un peu moins de 8 % et demi des propriétaires détiennent presque 61 % du territoire. La disproportion est criante. Aux deux extrémités, moins de 62 % de démunis exploitent 6,76 % du territoire étudié, et 3,01 % plus nanti détiennent 37,70 % du finage.

La distribution de la taille des exploitations est le reflet d’une société profondément inégalitaire.

Archives consultées

Archives de l’État à Arlon (Belgique)

  1. Archives du cadastre de 1766 et de la commission des charges publiques (1771-1794), Tabelles récapitulatives établies par justices, Quartier de Virton, portefeuille : n° 704 Seigneurie hautaine de Dampicourt ; n° 707 Seigneurie de Mathon ; n° 708 Mairie de Lamorteau ; n° 713 Bourg de Saint-Mard ; n° 715 Seigneurie de Torgny ; n° 718 Seigneurie de Harnoncourt ; n° 722 Seigneurie de Montquintin.
  2. Archives des Institutions de droit public (époque contemporaine), Cadastre du Royaume des Pays-Bas, Grand-Duché de Luxembourg, Bulletins des propriétés — 1822 : Dampicourt ; Montquintin et Couvreux ; Saint-Mard et Vieux-Virton.
  3. Archives des Institutions de droit public (époque contemporaine), Administration du cadastre, Royaume de Belgique, Bulletins des propriétés — 1844 : Commune de Lamorteau (Lamorteau, Harnoncourt, Rouvroy et Torgny).

Bibliographie

  1. Architecture rurale de Wallonie. Lorraine belge. Liège, Pierre Mardaga éditeur, 1983. [pp.17, 47, 110]
  2. BIANCHI, Serge ; BIARD, Michel, FORREST, Alan ; GRUTER, Édouard ; JACQUART Jean. La terre et les paysans en France et en Grande-Bretagne du début du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle. Paris, Armand Colin, 1999. [pp.103-104, 116]
  3. BOEHLER, Jean-Michel. Communauté villageoise et contrastes sociaux : laboureurs et manouvriers dans la campagne strasbourgeoise de la fin du XVIIe au début du XIXe siècle. In : Études rurales, n° 63-64, 1976. Pouvoir et patrimoine au village — 1. pp. 93-116 ; doi : https://doi.org/10.3406/rural.1976.2170 ; https://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1976_num_63_1_2170 [pp.94-97, 102-104, 110-111, 113-114]
  4. CHOLLEY, André ; FROELICH, A. Un village lorrain : Fraimbois. In : L’information géographique, volume 1, n° 3, 1936. pp. 130-132 ; doi : https://doi.org/10.3406/ingeo.1936.4731 ; https://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_1936_num_1_3_4731 [pp.130-132, 394]
  5. CORNEROTTE, Jacques. La Gaume à travers champs, villages et forêts. Virton, Syndicat d’Initiative, 2007. [pp.27, 36, 38, 41, 103-104]
  6. DEMANGEON, Albert. Village et communautés rurales. In : Annales de Géographie, t. 42, n° 238, 1933. pp. 337-349 ; doi : https://doi.org/10.3406/geo.1933.10440 ; https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1933_num_42_238_10440 [pp.338, 342-344, 348-349]
  7. De l’Ardenne à la Lorraine. Forêt et agriculture au Pays de la Semois entre Ardenne et Gaume. Florenville, Maison du tourisme de la Semois, 2008. [pp.8, 26]
  8. FOURNY, Marcel. L’habitat et le village en Lorraine. Rouvroy, Édition du S.I. le Méridional, 1998. [pp.5-7]
  9. FOUSS, Edmond P. Sur la structure agraire et le paysage rural de Torgny. Extrait du « Pays gaumais », 9e année, 1948. Virton, Édition du Musée gaumais. [p.4]
  10. HITIER, Henri. Le village picard. In : Annales de Géographie, t. 12, n° 62, 1903. pp. 109-119 ; doi : https://doi.org/10.3406/geo.1903.6301 ; https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1903_num_12_62_6301 [p.115]
  11. MINISTÈRE DE LA COMMUNAUTÉ FRANÇAISE.La Lorraine Village/Paysage. Ensembles ruraux de Wallonie. Liège, Pierre Mardaga éditeur, 1983. [pp.22-25]

Notes

[1] Devant la porte.


Références

[i] Bianchi et all, 1999, p.12

[ii] Lorraine Village/Paysage, 1983, p.24

[iii] Lorraine Village/Paysage, 1983, p.25

[iv] Lorraine Village/Paysage, 1983, p.22

[v] Village/Paysage, 1983, p.25

[vi] DELFORGE, Paul. 13 mai 1775 : Suppression de la Loi de Beaumont ; https://connaitrelawallonie.wallonie.be/fr/histoire/timeline/13-mai-1775-suppression-de-la-loi-de-beaumont#.ZCGzyfbP2Uk

[vii] Bianchi et all, 1999, p.117

[viii] Bianchi et all, 1999, p.118

[ix] Cholley-Froelich, 1936, p.130

[x] Lorraine Village/Paysage, 1983, p.23

[xi] Forêt et agriculture, 2008, p.26

[xii] Chollot-Varagnac, 1969, p.394

[xiii] Demangeon, 1933, p.349

[xiv] Boehler, 1976, p.113

[xv] Bianchi et all, 1999, p.104

[xvi] Boehler, 1976, p.114

[xvii] Boehler, 1976, p.104

[xviii] Cornerotte, 2007, p.36

[xix] TANDEL, Émile. Les communes Luxembourgeoises. Tome III. L’arrondissement de Virton. Publications de l’Institut archéologique du Luxembourg, tome XXIII des Annales, Arlon, Imprimerie F. Bruck, 1890 ; Archives Générales du Royaume : Comité du dénombrement du Luxembourg (vers 1768), Décanat de Longuyon (microfilm 67).